«Cahier des charges»
Dans le sillage pas si lointain d’une tumultueuse réforme de la grille salariale (Sysrem) et d’une description désastreuse de nos fonctions (Decfo), après la décision politique de la LEO, dont l’application prochaine incombe lourdement aux enseignant⋅e⋅s du collège, et enfin dans le contexte très pénible de la réforme de la Caisse de pensions, voici que le DFJC prépare l’entrée en vigueur pour l’automne 2013 d’un cahier des charges! Et quel «cahier»! Et que de «charges» nouvelles pour une profession qui peine à digérer les réformes pédagogiques successives et ne cesse de subir des attaques salariales…
Le DFJC tente de passer en force, sans négocier avec les associations professionnelles et les syndicats. Nous n’avons reçu aucune réponse à ce jour à la demande de SUD Education «d’information et d’ouverture de négociations sur l’introduction du cahier des charges pour enseignant, sur la Loi sur le personnel enseignant (LPens), sur le système de décharges et sur le cadre légal et réglementaire général pour les conditions et l’organisation du travail des enseignant⋅e⋅s». Par contre, Anne-Catherine Lyon a informé les directions par un courrier tous services (DGEO, DGEP, SESAF) daté du 7 juin 2013 dont le contenu est censé être porté à la connaissance des enseignant⋅e⋅s (pour l’heure, il est affiché ici, distribué là, reformulé en des termes lourds d’interprétation là-bas). Nous avons participé aux «échanges de vues» dont parle la Cheffe de département dans son courrier. Il s’est agi d’une information (ni négociation, ni même consultation formalisée) pour le cahier des charges DGEO et gymnases et d’une autre pour l’enseignement professionnel. Les seuls documents en notre possession sont la version 2 d’avants-projets qui avaient déjà enregistré les remarques des associations de directrices et directeurs (ce n’est pas un détail). En revanche, nous ignorons qu’elle a été le traitement de nos remarques. En l’absence d’autre chose et vu le peu de cas que fait Anne-Catherine Lyon de notre demande, nous publions sur nos sites le contenu de ces documents.
Pour «piloter» ce dossier épineux, le DFJC a mandaté un ancien chef de service (bien connu des nôtres, de services) et fraîchement retraité: Philippe Lavanchy, prédécesseur de l’actuel Directeur de l’enseignement postobligatoire Séverin Bez (une Lettre des Gymnases avait commenté cette succession: «Un clou chasse l’autre»). Celles et ceux qui avaient été «reclassé⋅e⋅s» en 24-28+indemnités se souviendront que c’est déjà pendant des vacances d’été que cette mesure avait été décidée par le même Philippe Lavanchy qui avait auparavant porté le projet de les reclasser en 24-28 tout court. S’il faut craindre les Grecs quand ils font des cadeaux, il faut plus encore se méfier des retraités qui travaillent pendant les vacances d’été.
«Au vol!», «A la voleuse!»
En avant-goût, et sans décliner pour l’instant la liste à la Prévert des tâches et charges contenues dans les projets de ces futurs et funestes «cahiers», quelques échantillons de ce dont on nous «décharge» (en un drôle de mélange de reprises de textes réglementaires et d’ajouts «maison»:
• la suppression des décharges (qui passent, il fallait y penser, dans les charges: tout un.e chacun.e peut et doit pouvoir être maître⋅sse de classe, chef⋅fe de file, praticien⋅ne formateur/trice, médiateur/trice)
• la suppression des expertises externes pour les examens (et par conséquence être «expert pour des examens autres que ceux liés à son enseignement»)
• la suppression jusqu’à deux semaines des vacances d’été (l’enseignant doit être à «disposition » de son établissement dix jours ouvrables avant la rentrée).
Sur le premier point, rappelons que le sens de nos grèves de 2009 pour obtenir l’automaticité de la promotion par voie de cliquet s’était précisément focalisé sur cette question des tâches particulières: cet acquis de nos luttes, déjà fortement prétérité par la cotisation de rattrapage dans le plan de la CPEV, se verrait donc ici purement et simplement aboli!
Il va sans dire que la suppression des expertises externes remet en cause de manière fondamentale le sens de nos divers types d’enseignement et très précisément de notre spécialisation, de notre compétence et de notre expertise.
Concernant notre mise à disposition des directions «pendant les dix jours ouvrables précédant la rentrée d’août», et nous le disons en toute connaissance que cette norme a son ancrage dans des textes réglementaires déjà en vigueur – c’est de vol qu’il s’agit, celui de notre temps consacré à la préparation de nos cours de la rentrée. Notre Cheffe semble vouloir devenir la propriétaire de ce temps de préparation, dont nous serions ainsi dépossédés, et l’on trouverait en cela – chose bien intéressante en l’occurrence – une preuve expérimentale du théorème de Joseph Proudhon selon lequel «la propriété, c’est le vol»! Mais nous ne voulons en aucun cas nous laisser déposséder de ce temps et surtout pas le remettre entre les mains de l’administration.
Pour une Cheffe du DFJC qui n’a cessé de dire qu’elle voulait «pacifier» l’école, voici une bien curieuse manière de nous inciter à une véritable levée de boucliers!
Non au cahier «décharge»!
Nous avions déjà montré comment la «description» de nos fonctions (DECFO), qui avait conduit à une dévalorisation salariale de notre profession, s’était organisée autour de l’inventaire d’une série de tâches et de charges censées constituer notre métier: c’était en fait une démarche qui supposait l’existence d’un «cahier des charges», qui n’existait pas au moment où la société privée GFO, mandatée par l’Etat de Vaud, décrivait (et prescrivait!) les compétences et les tâches de notre métier1. En 2006, nous dénoncions déjà le principe du cahier des charges2. Il s’agit actuellement, au moment où l’année scolaire touche à sa fin, où le processus de non-négociation en cours sur cet objet est interrompu, de réaffirmer fortement un principe extrêmement simple:
NOUS NE VOULONS PAS DE CAHIER DES CHARGES!
On connaît les arguments de ceux qui parmi les associations d’enseignant⋅e⋅s défendent le principe d’un cahier des charges: ce serait le moyen pour l’enseignant⋅e de se protéger contre des exigences abusives de telle ou telle direction d’établissement. Mais il suffit de lire ce projet de cahier des charges (ou tel autre existant déjà, par exemple celui du Gymnase de la Broye) pour constater que le but de tels instruments vise au contraire à assujettir et à contrôler les enseignant⋅e⋅s, à les soumettre de manière indéfectible aux chicanes de l’administration et des hiérarchies. Il faut rappeler en effet que le principe du cahier des charges va de pair avec ces deux autres instruments de «management» que sont l’entretien d’évaluation (les tâches décrites et prescrites ont-elles bien été accomplies par l’employé⋅e) et les visites systématiques de contrôle (par la direction ou des «expert⋅e⋅s» externes): il est en effet stipulé que l’enseignant⋅e devra «mettre en oeuvre les éventuelles mesures d’amélioration discutées avec le directeur lors de ses visites de classe ou lors des entretiens d’appréciation». C’est ce qu’un numéro de l’Ecole Emancipée, publication de SUD Education a nommé: le «triangle maudit»3. Comment penser un seul instant qu’un document qui stipule que les enseignant⋅e⋅s «seront obligés de participer aux activités extrascolaires» de leur établissement protège de quelque manière les enseignant⋅e⋅s des demandes de leur hiérarchie! L’enseignante mère de famille qui ne souhaitait pas participer au camp de ski, liée par son cahier des charges, devra, à moins d’un certificat médical, aller encadrer des élèves durant une semaine à la montagne. Ceci vaut aussi pour les pères, naturellement. Egalité oblige.
Ce qui saute surtout aux yeux, quand on parcourt le projet actuel, en dehors de la formulation de prescriptions qui relèvent de la pure et simple description de notre quotidien professionnel («respecter les objectifs», «évaluer les élèves», «participer à des conférences des maîtres» «collaborer avec nos collègues», etc.), c’est le nombre et la variété des charges que nous devrions assumer: la liste est si longue qu’il est impossible pour quelque enseignant.e que ce soit de pouvoir les assumer toutes. La conséquence presque inévitable de tels pompeux catalogues sera de mettre les enseignant⋅e⋅s dans la situation d’une permanente incapacité à remplir leurs missions: dans ce que les sociologues du travail appellent la «précarité subjective»4 et ce que Marx désignait comme la «permanence de l’instabilité et du mouvement». Et la seule évocation d’une «auto-évaluation régulière» ne pourra que faire sourire ou frémir celles et ceux qui y verront un avatar médiocrement démocratique des pratiques sordides et sournoises de l’«autocritique».
De par sa nature même, un tel dispositif, une fois collé à nos contrats d’engagement, est voué à muter, à se développer sans fin: métastable, extensible et actualisable en tout temps, et nous corvéables et adaptables à merci. L’instauration d’un tel cahier des charges conduit donc à une grave remise en cause de notre statut et de notre identité professionnelle, tant sur l’organisation de notre travail que de notre liberté pédagogique.
Avis de tempête pour la rentrée d’août!
Caisse de pensions, rachat du cliquet: sur fond de grogne, le cahier des charges, c’est la prochaine fronde qui se prépare. C’est ainsi qu’il faudra, dès la fin de la pause estivale (et nous savons tous combien elle est essentielle à la restauration de notre force de travail, avis à celles et ceux qui veulent y toucher!) nous réunir sur nos lieux de travail et nous préparer à toutes les formes de résistance contre cet instrument de surveillance et de contrôle: nous ne devrons exclure aucune mesure de lutte, pas même, si cela s’avérait nécessaire, d’entreprendre des actions de grève dès les premières semaines de la rentrée d’août 2013!
La pensée du héron
Bruine sur le lac. On voit approcher une joggeuse apparemment à bout de parcours et dont le teint s’harmonise parfaitement avec la grisaille d’un printemps pourri.
Le héron, l’apercevant depuis son rocher:
– Anne-Catherine! Quel plaisir de te voir, cela faisait longtemps!
– …
La joggeuse montre sa bouche recouverte d’un sparadrap étanche jusqu’à dix atmosphères.
– Ah, je vois… Tu as fait voeu de silence, comme les moines trappistes!
La joggeuse acquiesce en roulant des yeux éteints.
Le héron, se grattant l’aile du bec:
– Bon, eux, au moins ils brassent de la bière…
1 Lettre des gymnases, 73, «Politique SALariale», octobre 2010, consultable sur notre site www.avmg.ch
2 Lettre des gymnases, 66, «Prolégomènes à tout cahier des charges futur», mai 2006, même site.
3 «Le Triangle maudit», numéro de l’Ecole Emancipée d’avril/mai 2012, SUD Education.
4 Voir la conférence de Danièle Linhart sur le site de SUD.